• AFFAIRES CRIMINELLES

    L'affaire Suzanne Viguier   ( Auteur : P. MICHEL )

     

    Jacques et Suzanne Viguier forment un couple sans histoire. Ils ont trois enfants et vivent dans un grand pavillon de la banlieue toulousaine. Jacques est un professeur de droit renommé à l'université. Suzanne est professeur de danse...

     

    Un couple en crise

    Jacques et Suzanne Viguier forment un couple sans histoire. Ils ont trois enfants et vivent dans un grand pavillon de la banlieue toulousaine. Jacques est un professeur de droit renommé à l'université. Suzanne est professeur de danse et règle des chorégraphies dans un cabaret transformiste de la ville.


    Mais ce bonheur apparent cache une grave crise conjugale. Après onze ans de mariage le couple est au bord de la rupture en raison des infidélités de Jacques Viguier avec des étudiantes de l'université. Son épouse découvre la vérité en 1995 en tombant sur un courrier sans équivoque qui est adressé à Jacques.

    A partir de ce jour, Suzanne Viguier décide de faire chambre à part et dort seule à l'étage sur un canapé-lit. Elle refuse de divorcer afin de conserver une cellule familiale pour ses enfants. Cette situation dure jusqu'en juillet 1998.

    C'est à cette époque qu'elle fait la connaissance d'Olivier qui va devenir son amant. En quelques mois, le mari, la femme et l'amant vivent quasiment sous le même toit. Malgré cette omniprésence d'Olivier, Jacques, sans doute trop naïf, ne va jamais imaginer qu'il existe une liaison entre sa femme et lui. Il lui confiera même à quelques occasions la garde de ses enfants.

    Les circonstances d'une étrange disparition

    Fin février 2000 Suzanne Viguier se décide: Elle va divorcer. Et c'est la veille de son premier rendez-vous avec son avocat qu'elle disparaît dans des circonstances mystérieuses.

    Le samedi 26 février 2000, Suzanne quitte Toulouse en compagnie de son amant pour participer à un tournoi de tarot. Pendant le tournoi tout se passe bien et rien ne laisse présager du drame à venir.

    Le dimanche 27 février 2000 Oliver la dépose chez elle à 4 heures 30 du matin. Avant de le quitter elle lui donne rendez-vous le dimanche après-midi à 14 heures.

    Jacques Viguier entend des pas dans l'escalier et se dit que c'est son épouse qui monte se coucher.
    A 8 heures 30 il se lève et aperçoit la silhouette de sa femme endormie par la porte entrebaillée. Ses enfants vont passer la journée chez leurs grand-parents où il les dépose vers 10 heures.

    Entre 10 heures et 12 heures 30, le couple Viguier est seul dans la maison. Jacques déclare être parti faire un jogging à 10 heures 45. Vers 11 heures 30 il rentre chez lui et se prépare pour rejoindre ses enfants chez ses parents aux alentours de 12 heures 30.

    Après le repas qui se déroule normalement, il tente en vain s'appeler sa femme qui ne répond pas au téléphone. Cela ne l'inquiète pas outre mesure et en rentrant chez lui en début de soirée il constate que sa femme n'est plus là. D'ailleurs il trouve le canapé-lit replié. Cependant il ne s'alarme pas pensant qu'elle est partie pour le mettre à l'épreuve.

    De son côté Olivier, l'amant, est très inquiet. Il n'a eu aucune nouvelle de Suzanne depuis qu'il l'a déposé chez elle au petit matin. A 20 heures 45 il téléphone à Jacques Viguier qui lui affirme qu'il n'a lui non plus aucune nouvelle de son épouse. Lorsqu'il apprend que sa voiture est toujours à son domicile, Olivier n'a plus aucun doute: elle n'est pas partie de son plein gré.

    Le lendemain dès 9 heures l'amant se rend au domicile des Viguier afin de mener sa propre enquête.

    En compagnie de Jacques Viguier il découvre les lunettes de sa maitresse dans la salle de bain ce qui ne fait que confirmer son intuition: cette disparition n'est pas volontaire. Il propose alors au mari d'alerter la police mais celui-ci n'est pas convaincu.

    La police mène l'enquête

    Ce n'est que trois jours plus tard, le 1er mars que le professeur de droit va déclarer la disparition de sa femme à la police.

    Son apparente indifférence face à la disparition de Suzanne éveille les soupçons des enquêteurs qui découvrent plusieurs éléments à charge.

    Tout d'abord Suzanne était sur le point de le quitter et avait commencé à monter un dossier pour obtenir la garde des enfants. Or Jacques était opposé à ce divorce, Olivier, l'amant, ayant été témoin d'une violente dispute lorsque Suzanne lui a annoncé qu'elle demandait le divorce.

    Le mari suspecté

    Jacques Viguier fait désormais figure de suspect n°1. Cherchant à vérifier son alibi, les policiers ne trouvent aucun témoin qui l'aurait aperçu faire son jogging. D'autant plus qu'il n'était pas connu pour être un adepte de ce sport.

    Douze jours après la disparition les policiers perquisitionnent le domicile du couple. Ils retrouvent le sac de la disparue au fond d'une armoire. A l'intérieur se trouve son trousseau de clé. Or, le mari et l'amant le confirment, la maison est restée fermée à clé tout le dimanche. Les enquêteurs se demandent alors comme Suzanne Viguier a pu sortir de chez elle et verrouiller la porte alors que ses clés sont restées à l’intérieur.

    De surcroit des microtraces de sang appartenant aux deux époux sont retrouvées un peu partout dans la maison et dans la voiture. Pour se justifier Jacques Viguier déclare que sa femme s’est blessée en jardinant et qu’il souffre d'un petit désagrément : la rhinite qui se manifeste par de fréquents saignement de nez.

    C’est en constatant que Mr Viguier s’est débarrassé du matelas sur lequel dormait son épouse que les policiers vont le placer en garde à vue.

    Au sujet de ce matelas, il déclare l’avoir jeté dans une déchetterie la veille de la perquisition de son domicile. Il prétexte dans un premier temps que son épouse le trouvait inconfortable puis change de version et affirme qu’en apprenant qu’Olivier était l’amant de Suzanne il a voulu se débarrasser de ce lit pour qu’elle sache qu’il avait compris lorsqu’elle reviendrait.

    Mise en examen

    Le 10 mai 2000 Jacques Viguier est mis en examen pour assassinat et est incarcéré. Cependant il ne passe pas aux aveux, bien au contraire, il clame haut et fort son innocence.

    Dans l’espoir de retrouver le corps de la disparue la police organise des recherches dans les étangs et les puits de la région mais il reste introuvable.

    La défense contre-attaque

    Le 15 février 2001 le professeur, qui se déclare toujours innocent est mis en liberté et se met immédiatement à organiser la contre-attaque.

    Pour lui et son avocat la police fait fausse route à cause d’Olivier qui a joué un rôle important dans l’enquête qui a abouti à son incarcération.

    En effet le 1er mars 2000, il s’est présenté à la police après que Jacques Viguier soit venu déclarer la disparition de son épouse et n’a pas hésité à l’accuser du meurtre de Suzanne sans apporter aucune preuve. Ce sont ses déclarations qui ont conduit les policiers à s’intéresser de près à Jacques Viguier.

    Enfin, il organise quelques semaines après la disparition, une réunion qu club de danse de sa maitresse au cours de laquelle il dit qu’il fera tout pour jeter Jacques Viguier en prison.

    Cette réunion intervient alors qu'à Toulouse la rumeur publique décrit Jacques Viguier comme un assassin démoniaque. A l'origine de cette rumeur, son admiration pour le maître du suspense Alfred Hitchcock et une prétendue conférence sur le crime parfait qu'il aurait donné à l'université. Vérification faite, il n'y a jamais eu de cours sur ce thème à la faculté.

    La piste de la fugue

    Selon maitre Cathala, l'avocat du suspect, la police a été aveuglée par les déclarations de l'amant et a négligé une autre piste: celle de la fugue volontaire.

    Reprenant un à un tous les éléments qui ont conduit son client en prison il échafaude une tout autre version des faits.

    Au sujet des lunettes laissées chez elle par la disparue, il apparaît par contre que ses verres de contact ont disparu: Suzanne a donc pu partir avec ses lentilles.

    A la question:" Comment Suzanne Viguier a-t-elle pu fermer sa porte alors que ses propres clés sont restées à l'intérieur?" maitre Cathala rétorque que personne n'est d'accord sur le nombre exact de clés de la maison des Viguier. En effet alors que l'amant prétend qu'il existe cinq clés (chiffre retenu par l'enquête), Jacques Viguier ainsi que l'ancien propriétaire des lieux déclarent qu'il en existe six.
    Dans ce cas, Suzanne aurait très bien pu partir avec ce sixième trousseau.

    Concernant le départ de Suzanne Viguier sans sa voiture, une voisine témoigne avoir vu le matin de la disparition un taxi prendre en charge une jeune femme devant la résidence des Viguier.

    La fugue de Suzanne Viguier devient donc une hypothèse plausible. D'autant plus que ses papiers d'identité sont retrouvés par un passant dans une rue de Toulouse trois semaines après sa mystérieuse disparition.

    Pour la défense il existe deux possibilités pour expliquer cette disparition:

    - Elle aurait pu faire une mauvaise rencontre, peut-être dans le cadre de ses activités au cabaret transformiste, lieu parfois fréquenté par des personnes peu recommandables.

    - Elle aurait pu choisir d'en finir.

    Pour argumenter cette seconde éventualité, la défense s'appuie sur l'état psychologique de Suzanne qui n'était pas aussi forte qu'elle le laissait paraître.

    Depuis la mort de son père elle était déprimée et sa situation conjugale houleuse n'était pas là pour arranger son état.

    Après neuf mois de détention, le professeur de droit a été mis en liberté sous contrôle judiciaire et a retrouvé son travail à l'université.
    Son procès est prévu dans quelques mois.

     

     

    SOURCES

    http://www.unhomme.fr/page.php?al=viguier

     

     

    Jacques n'a pas pu tuer Suzanne, puisque celle-ci a appelé son grand-père le jeudi après sa disparition, le matin vers 10h30.

    D'autres proches de la famille de Suzanne le savent bien!

     

     

    Mon prof de droit administratif, Jacques Viguier, acquitté une deuxième fois du meurtre de sa femme

    Si l’on est parfois renvoyé aux assises par erreur, on s’y retrouve rarement par hasard. Jacques Viguier est un mystère ou, plus exactement, un fantasme. (Stéphane Durand-Souffland, Le Figaro Magazine du 19 mars 2010)

    Il est rare de voir un de ses anciens profs de fac dans la rubrique faits divers des journaux, et encore moins dans un procès de meurtre défrayant la chronique. C’est d’autant plus étonnant quand la perception que les étudiants avaient de ce prof est diamétralement opposée à celle qui ressort des comptes-rendus du procès paraissant dans la presse.

    J’étais en deuxième année de droit à la faculté de droit de Bordeaux-IV, et mon professeur en droit administratif, matière phare avec le droit des obligations en cette année de passage en licence, était un jeune professeur du Sud-Ouest, chez qui l’accent fût la première chose qui me frappait. Ce n’était pas l’accent bordelais, mais celui de Toulouse avec une façon toute particulière de prononcer notamment les « on » ou « en« , qui ressemblaient tous à des « an« . C’était aussi sa manière de dicter son cours – littéralement dicter son cours: tout juste s’il ne nous disait pas virgule ou point à la ligne entre deux arrêts du Conseil d’Etat ou du Tribunal des conflits. Plus tard, on a pu écrire qu’il était « orateur d’exception dans un amphithéâtre« , voire « un esprit affûté, un sportif accompli, un chasseur passionné et un séducteur invétéré. Tel l’universitaire David Kepesh, héros de Philip Roth dans La Bête qui meurt, il multipliait les liaisons avec de jeunes étudiantes subjuguées par son brio » (Le Figaro): ce n’était pas du tout mon avis à l’époque. L’impression qu’il m’a donnée fût étrange: il semblait réservé et nonchalant, mais pas du tout nerveux ou intimidé (un expert lors du procès en appel l’a cependant qualifié d’ »ancien timide, qui a construit quelque chose de solide pour compenser. Mais demeure en lui un fond de doute sur sa propre valeur« ), avec toujours un léger rictus ironique aux lèvres.

    Le contraste avec le professeur assurant le cours de droit des obligations (droit civil) était saisissant: celui-là, Philippe Conte, était sarcastique et caustique, et présentait une théorie des obligations originale et très minoritaire en doctrine, ce qu’il ne manquait pas de souligner. Doté d’un charisme certain, il appréciait les apartés. Je me rappelerai toujours d’une diatribe qu’il lança de manière impromptue sur l’armée française. Alors qu’il évoquait les commissions administratives en charge du réglement du surendettement des ménages, il souligna les déficiences de la solution retenue par le législateur et mit en cause le manque de moyens accordé à la justice française. Puis il s’exclama: « La justice française n’a pas d’argent. Où va cet argent? Je vais vous le dire: il va pour financer l’armée. Parlons-en de l’armée: s’agissant de lâcher des civils du haut d’hélicoptères durant la guerre d’Algérie, elle a fait ses preuves. Pour le reste…« .

    Rien de tout cela avec Jacques Viguier: il dictait son cours de manière plutôt monocorde, nous forçant à noircir une dizaine de pages par cours, sans apartés ou sans remarques personnelles. Peu d’opinions personnelles, même doctrinales, et encore moins de remarques laissant transparaître une quelconque opinion politique. J’ai lu par la suite que « Jacques Viguier donne ses cours sans notes« . Sincèrement, je ne m’en souviens pas de manière certaine, mais c’est fort possible. Par la suite, il a été décrit comme «captivant, drôle, un génie dans son domaine». Mais si les amphis étaient bondés, c’était surtout parce qu’il ne publiait pas de polycopié de ses cours. Son accent et son éternel rictus ironique m’ont laissé un souvenir sinon marquant, du moins étrange. La théorie la plus courue parmi nous autres était, sur ce point-là, qu’il était partisan du moindre effort. Bref, un professeur de droit »dramatiquement normal« .

    Depuis, j’avais perdu de vue Bordeaux et sa faculté de droit, n’ayant plus de contact avec la ville ou avec mes anciens condisciples. Jusqu’à il y a quelques années, où j’ai appris que Jacques Viguier était soupçonné de meurtre de son épouse Suzy, disparue sans laisser de trace le 27 février 2000. Depuis, personne ne l’a vue, morte ou vive. De manière très classique, son mari fût le premier suspecté d’avoir été à l’origine de sa disparition, qu’il avait signalée aux services de police le 8 mars seulement, d’autant que le couple connaissait des difficultés. L’enquête de police en fît rapidement l’unique suspect, le ministère public embraya et mit en accusation Jacques Viguier - initialement pour assassinat puis meurtre et alternativement coups et blessures volontaires ayant entraîné la mort sans l’intention de la donner - lequel fût acquitté une première fois en 2009 avant d’être acquitté en appel (1)- intenté par le ministère public - ce samedi 20 mars 2010, entouré de ses trois enfants, qui l’ont soutenu, détail piquant même s’il ne prouve rien en définitive. Ce professeur insaisissable, le voilà décrit comme « structurellement déroutant« , « brillant dans les amphithéâtres, mais «très quelconque» au quotidien. Un malade, en réalité, atteint de «troubles bipolaires», maniaco-dépressif qui alterne les phases «up» et «down»« , voire comme un coureur de jupons: « Volage, il semble peu loquace, parfois distant, sans doute cassant à l’occasion » ou encore « il multipliait les liaisons avec de jeunes étudiantes subjuguées par son brio » – je vous assure que rien ne le laissait présager à l’époque, et pourtant Dieu sait si les rumeurs circulaient sur nos professeurs et chargés de travaux dirigés. Sans compter son mariage assez original pour un professeur aggrégé de droit:

    [L]‘universitaire avait accepté sans rechigner que son épouse, chorégraphe, règle des ballets au Crazy Moon, cabaret où s’enchaînaient les numéros de transformistes – «une boîte à travelos», précise prosaïquement Me Eric Dupond-Moretti, avocat de la défense, pour éclairer parfaitement les jurés. (Le Figaro Magazine)

    Je n’ai aucune idée de l’innocence ou de la culpabilité réelle de Jacques Viguier – sachant que les jurés ont tranché en sa faveur à deux reprises. Mais je suis resté marqué par ce que m’avait dit un professeur de droit pénal – je crois que c’était Jean-Pierre Delmas Saint Hilaire: « le procès pénal n’est pas le procès de l’accusé, mais le procès de l’accusation, le procès des preuves invoquées par l’accusation. La question n’est pas de savoir si l’accusé est vraiment innocent ou coupable, mais si les preuves de l’accusation sont suffisantes pour prouver, au-delà du doute raisonnable, la culpabilité de l’accusé« . Bref, savoir si l’accusé est réellement innocent relève de la métaphysique.

    Effectivement, par l’effet combiné de la présomption d’innocence – article III du titre préliminaire du Code français de procédure pénale (« III - Toute personne suspectée ou poursuivie est présumée innocente tant que sa culpabilité n’a pas été établie« ) - et du principe selon lequel le doute bénéficie à l’accusé (cf. les instructions que le président d’une Cour d’assises, juridiction compétente en matière criminelle, est tenu de lire aux jurés en vertu de l’article 304 du Code français de procédure pénale: « Vous jurez et promettez (…) de vous rappeler que l’accusé est présumé innocent et que le doute doit lui profiter…« ) – un verdict de culpabilité rendu alors que subsiste un doute sur la culpabilité de l’accusé ne devrait en principe pas être possible. Par contre, la situation contraire, à savoir un accusé innocenté en raison de la légéreté des preuves invoquées par l’accusationmais contre lequel un doute subsiste dans l’esprit des enquêteurs, des observateurs et de l’opinion, est bien évidemment non seulement théoriquement possible mais courant en réalité.

    L’exemple le plus connu est sans aucun doute à chercher en dehors de France, avec OJ Simpson, acquitté au pénal du meurtre de son épouse, mais condamné au civil – où la charge de la preuve aux Etats-Unis n’est plus « beyond reasonable doubt » mais plutôt « more likely than not » (également connu sous le terme de « balance of probabilities« , cela signifie que le demandeur remporte son procès contre le défendeur si la probabilité des faits qu’il allègue est plus grande que celle de leur inexactitude) (2).

    D’où la distinction entre vérité judiciaire et vérité tout court – et l’on comprend alors mieux l’attrait du fameux « Scotch verdict« , ou verdict écossais. Le droit pénal écossais, distinct du droit pénal anglais, offre depuis 1728 trois possibilités au jury: un verdict « guilty » (coupable), « not guilty » (non coupable) et enfin « not proven » (non prouvé, ce qui pourrait correspondre au fameux « acquitté au bénéfice du doute« , dénué d’existence légale en procédure pénale française mais si courant dans la bouche des magistrats, avocats et journalistes), ce dernier cas de figure renvoyant directement à l’hypothèse que j’évoquais de l’accusé innocenté en dépit de doutes sur son innocence réelle. En fait, dans l’histoire du droit écossais, les termes de « not proven » et « proven » avaient auparavant été utilisés, mais afin de laver l’accusé acquitté de tout soupçon le terme « not guilty » avait été ajouté – car en toute rigueur, le jury ne se prononce pas sur la culpabilité ou l’innocence réelle de l’accusé, mais sur les preuves contre lui invoquées par l’accusation – « Juries are not asked to decide whether you are guilty or innocent, they are asked to decide whether the Crown has proved its case« . Ou comme l’a très bien écrit le journaliste britannique Ludovic Kennedy, cité dans une note d’information de la Chambre des Communes, « The »not proven » verdict in Scotland« :

    Not guilty means no more and no less than, solely on the evidence before the court, the prosecution has failed to prove its case.

    All sorts of reasons may have led to this. There may have been other evidence, which might have led to a different verdict, but which was either not introduced, or not permitted. Crown counsel may have had (like the late Mr Mervyn Griffiths-Jones) an unsympathetic or unconvincing manner. Or a brilliant defence counsel may have persuaded the jury to bring in a verdict against the weight of evidence: like the late Norman Birkett, whose client in the Brighton trunk murder case before the war was acquitted, yet who after the war admitted his guilt. What not guilty does not mean is innocent.

    Or ici, dans cette affaire, où Jacques Viguier a été accusé du meurtre de sa femme, on n’a:

    • ni cadavre ni preuve de la mort de la victime;
    • donc a fortiori aucune idée de la façon dont serait morte – naturelle, accidentelle ou intentionnelle - la victime supposée;
    • donc aucune idée de la date ou du lieu exacts où cette mort aurait eu lieu;
    • et pour couronner le tout, aucun aveu du suspect principal, qui a constamment nié toute implication dans la disparition de son épouse, et qui a été, tout au long du procès, soutenu en cela par les trois enfants eus avec la disparue ainsi que par la mère de celle-ci.

    Bref, rien que du solide, ou, pour reprendre les mots d’un des deux avocats de Viguier en appel, « un crime sans cadavre, sans aveu, sans preuve formelle, sans mobile évident« , voire, plus crûment encore, selon les termes de l’excellente chroniqueuse judiciaire du Monde, Pascale Robert-Diard:

    Il n’y a en effet ni cadavre, ni aveux, ni éléments matériels, ni témoin dans ce dossier où l’existence d’un crime n’est pas démontrée. L’accusation n’est pas en mesure de proposer un scénario des faits. Les charges sur Jacques Viguier sont basées sur le fait qu’il s’est débarrassé d’un matelas après la disparition de sa femme et a négligé de dire à la police qu’il avait retrouvé son sac à main. (Le Monde)

    On est étonné qu’il y ait eu un ministère public assez optimiste pour mettre en accusation Viguier en première instance, et carrément éberlué qu’il ait fait appel de l’acquittement en première instance – même s’il semble avoir été pris de remords lors du procès en appel, ayant été aphone lors des audiences (à telle enseigne que le rôle de l’accusation fût de facto tenu par Me Francis Szpiner, ténor du barreau, avocat attitré de l’Elysée sous Chirac et avocat ici d’une partie civile – en l’occurence, les deux soeurs de la disparue) et s’étant borné à réclamer une peine de quinze/vingt ans, en deçà du maximum légal en matière de meurtre (30 ans). A en lire les extraits de l’audience du procès d’appel (3), on se demande laquelle, de la bêtise ou de la mauvaise foi, a pris le dessus sur l’autre en la personne de l’avocat général Marc Gaubert.

    Mais il est vrai qu’à première vue, si l’on se fie à l’argumentaire développé par l’accusation et certaines parties civiles, on a vu innocent plus convaincant dans les annales criminelles françaises:

    Et je passe sur quelques éléments effectivement troublants qui laissent présager d’une mort de la disparue aux alentours du jour de sa disparition:

    Les effets de Suzy ainsi que ses lunettes et ses lentilles de contact laissées sur place, oubli peu compatible avec le départ volontaire d’une myope. Aucun appel émis depuis son téléphone portable, dont elle n’avait pas emporté le chargeur, depuis le 25 février. Un compte en banque inerte depuis janvier 2000. (Le Figaro)

    Le problème, c’est que lorsqu’on creuse un peu, aucun de ces indices n’est convaincant.

    Commencons par les traces de sang. Les traces de sang de l’épouse relevées dans le domicile semblent effectivement troublantes:

    La police scientifique prélève de multiples taches de sang. Les expertises vont révéler des traces de l’ADN de Suzy sur un drap déjà lavé, sur un traversin, dans une baignoire et une bassine toutes deux nettoyées. Concernant le sang maculant le traversin, Jacques Viguier indiquera que son épouse l’avait peut-être «mis entre ses jambes un jour où elle était indisposée». Des traces mêlées des ADN du couple apparaissent par ailleurs sur le sommier et sur une housse du clic-clac. Le professeur dira qu’ils avaient fait l’amour ici alors que Suzy avait ses règles…

    Plus précisément, selon Le Figaro:

    En revanche, l’ADN des époux est isolé à partir de traces, souvent minuscules. Elles se répartissent essentiellement comme suit.

    - ADN de Jacques Viguier : sur un short gris lui appartenant, déchiré au niveau de la fesse gauche. Sur la taie d’un traversin. Sur un drap-housse de couleur rose. Sur la housse grise du canapé convertible sur lequel dormait Suzy, mais qui se trouvait auparavant dans le bureau de son mari.

    - ADN de Suzanne Viguier : sur la taie du traversin. Sur le drap-housse rose. Sur une des deux baignoires du domicile. Sur une bassine posée dans la salle de bain. Sur un pilier, à environ 1,50 m du sol. Sur une basket de marque Adidas appartenant à Jacques Viguier (pied gauche) saisie dans la 605.

    - ADN mélangés des deux époux : Sur la basket droite. Sur un torchon retrouvé dans le coffre. Sur les deux housses du Clic-Clac (sommier et canapé).

    Cependant, la police soupçonnant que le meurtre présumé ait eu lieu dans le domicile conjugal, dernier lieu où Suzy Viguier avait vue vivante, il y avait peu de chances que les traces ADN impliquant le mari soient absolument probantes, car vivant sur place il pouvait sans doute avancer de manière crédible qu’elles n »étaient pas liées à la disparition de son épouse. Ainsi, s’agissant des traces d’ADN entremêlées des époux qui avaient été trouvées, le ministère public pouvait difficilement apporter la preuve contraire de ce qu’ils émanaient de rapports sexuels entretenus lors des régles de la disparue, comme l’alléguait Viguier…

    D’autre part, rien ne permet d’indiquer comment les traces d’ADN ont pu se mêler, ni de les dater. Bref, elles sont à peu près inutilisables pour l’accusation.

    Le sac à main de la disparue n’est guère plus probant. Certes, le fait que Viguier n’ait pas spontanément fait état de sa découverte à la police au lendemain de la plainte qu’il avait lui-même déposée pour enlèvement et séquestration parle en sa défaveur, de même que le fait qu’il ne parvienne pas à expliquer cette carence. Mais à supposer qu’il soit le meurtrier, comment imaginer qu’il ait laissé un tel indice à la merci de la première perquisition venue et qu’il ne s’en soit pas débarassé?

    Je vous laisse deviner la preuve maîtresse de l’accusation – Viguier aurait fait disparaître, le lendemain de la disparition, le matelas du lit pliable sur lequel aurait dormi Suzy Viguier sa dernière nuit au domicile conjugal:

    Le parquet s’appuie surtout sur le fait que Jacques Viguier s’est débarrassé, au moment des faits, du matelas sur lequel dormait sa femme.

    Le parquet estime que le professeur a escamoté une preuve de son crime, mais il répond avoir voulu ainsi mettre hors de sa vue le symbole de l’infidélité de son épouse, un problème que l’accusation voit comme le mobile du crime. L’accusation souligne aussi que le professeur a tardé, à ses yeux, à signaler la disparition de son épouse et a montré une attitude jugée étrange lors d’interrogatoires. (Le Point)

    En soi, à supposer que ce soit exact, ce n’est en rien une preuve directe d’homicide, c’est tout au plus un indice qui demanderait à être corroboré d’un élément de preuve. Cela pourrait à l’extrême rigueur justifier une mise en détention provisoire, mais on est pantois de voir que cette « preuve maîtresse » - que l’accusation n’est pas en mesure de produire puisqu’elle a été détruite par un incendie ayant ravagé la décharge publique en question - ait été jugée à même de servir de base à un procès. La défense de Viguier a réduit en charpie cet indice:

    En posant à son client 5 questions, l’avocat lillois va porter un sérieux coup à l’accusation. Est-il vrai que votre mère a dormi dedans entre la disparition de votre épouse et le jour où vous l’avez jeté ? Est-il vrai que votre mère le trouvait inconfortable ? Est-il vrai que vous vous en êtes débarrassé en plein jour alors que vous pouviez être reconnu ? Est-il vrai que vous alliez régulièrement à cette décharge ? Est-il vrai que vous avez attendu 11 jours pour vous en débarrasser? A chaque fois, Jacques Viguier a répondu oui. Après quoi, Maître Dupond-Moretti s’est assis, convaincu d’avoir rééquilibré les plateaux de la balance. (France 2)

    Les déclarations peu convaincantes de Viguier? Comme le note le Nouvel Observateur, « Viguier (…) se défend mal comme souvent les innocents« . De plus, malgré de très importantes heures de conversations téléphoniques enregistrées, dont la majorité n’avait d’ailleurs pas été exploitée par les enquêteurs et l’accusation avant le procès en appel, aucun aveu ou déclaration clairement compromettante de sa part n’ont pu être dégagés (« à aucun moment, alors qu’il échange avec des amis qui ne demandent qu’à le croire, il ne pose les jalons d’un système de défense – attitude qu’on pourrait attendre d’un criminel« ).

    Enfin, deux autres éléments sont venus renforcer la thèse de la défense.

    Tout d’abord, la figure imposée de ce qui est présenté comme un crime passionnel, à savoir l’amant éploré. En l’occurence, il s’agit d’Olivier Durandet, joueur de tarot s’étant imbriqué dans le couple Viguier et ayant joué, dès le premier jour de l’enquête, un rôle capital tant il aura été comme cul et chemise avec la police toulousaine, jamais suspecté par cette dernière, son ADN n’ayant pas même été prélevé. Or, l’audience du procès en appel révélera que Durandet aurait pénétré seul le domicile conjugal des Viguier le jour de la disparition:

    «En tombant par hasard sur un reportage, il m’est revenu qu’Olivier Durandet [l'amant de Suzy] m’avait dit au téléphone, en m’annonçant la disparition de Suzy, début mars 2000, qu’il était entré dans la maison des Viguier le dimanche 27 février [jour de la disparition], alors qu’il n’y avait personne à l’intérieur.» (Le Figaro)

    Mieux: ce serait sur les conseils implicites d’un commissaire en charge de l’enquête («Ça s’appelle une violation de domicile. Mais pas vu, pas pris…»), que Durandet serait revenu seul, après la disparition, dans la maison des Viguier, ce qui constitue une violation de domicile.

    Plus génant encore, une baby-sitter du couple Viguier, qui avait raconté avoir vu des traces de sang mêlées à de l’eau dans la baignoire de la maison conjugale, craque lors d’un contre-interrogatoire de la défense et avoue être revenue dans cette maison Viguier en compagnie de l’amant le lendemain de la disparition, en l’absence de Jacques Viguier – ce qui rend bien évidemment plausible la thèse selon laquelle le sac à main de la disparue aurait pu être « planté » avant d’être découvert lors de la perquisition qui intervint une dizaine de jours plus tard. Elle aurait tu cette information depuis 2000, sur pression de l’amant Durandet.

    Et pour couronner le tout, Durandet, placé en garde à vue pour être interrogé de subornation de témoins (3 ans de prison selon l’article 434-15 du Code pénal)sur la personne de la baby-sitter – il a ensuite fait l’objet d’un rappel à la loi par le procureur de la République – est surpris en train de conférer avec d’autres témoins hostiles à l’accusé, en violation de l’article 325 du Code de procédure pénale:

    [C]et amant qui hante les débats reste un être de chair et de sang, qui se sustentait tout à l’heure aux alentours du palais de justice. Et pas seul : en compagnie de témoins plutôt défavorables à Jacques Viguier. Me de Caunes le fait admettre à ces derniers, au fur à mesure qu’ils se présentent au micro. Or, il est évidemment formellement interdit aux témoins de se concerter… (Le Figaro)

    Puis dans le rôle de l’enquêteur aveuglé par son intime conviction, il y a le commissaire Robert Saby, animé d’une jalousie sociale qu’il dissimule mal à l’encontre du notable qu’est devenu Viguier:

    Au procès de Toulouse, le commissaire a trahi de manière stupéfiante son complexe d’infériorité sociale. Lui, le « petit flic », n’avait qu’une obsession : faire tomber le « grand prof ». Il l’a décrit comme humiliant vis-à-vis des fonctionnaires du SRPJ, à mille lieues du randonneur sans chichis dépeint plus haut par un témoin de la scène du pique-nique. (Le Figaro Magazine)

    S’il pouvait très légitimement se poser des questions sur le rôle de Viguier dans la disparition de son épouse, son enquête n’a permis de trouver aucune preuve convaincante de l’implication de Viguier dans la disparition de son épouse.

    Et puis enfin, comment ne pas se poser des questions sur des maladresses que n’auraient pas commises un professeur de droit aussi intelligent que Viguier, s’il était effectivement coupable:

    Mais alors, comment expliquer les indices énumérés plus haut et interprétés à charge ? Un génie du crime aurait-il laissé traîner le sac de sa victime, ou ses lunettes, tout en prétendant qu’elle avait fugué ? Aurait-il attendu l’imminence de l’inévitable perquisition pour détruire un matelas compromettant ? (Le Figaro)

    C’est peu de dire que l’avocat de Jacques Viguier, Me Eric Dupond-Moretti, pas vraiment un des plus mauvais pénalistes de France, a pu donner libre cours à ses sarcasmes:

    « Ce procès, en raison de l’aveuglement et des carences de l’enquête, est devenu un concours Lépine de l’hypothèse« , a déclaré, un peu plus tôt, Me Éric Dupond-Moretti, avocat de Jacques Viguier, en demandant que son client soit de nouveau acquitté, comme en avril 2009 à Toulouse. « Personne ne vous demande d’envisager des hypothèses. Ça, c’est un travail qui devait se faire manches retroussées par les policiers. Ce procès est en décalage complet sur le plan méthodologique. (…) L’intime conviction n’est pas un sentiment, mais elle est fondée sur des preuves« , a-t-il encore dit à l’intention des jurés. Me Dupond-Moretti s’est présenté comme « la dernière voix d’un homme qui a perdu la sienne« . « Je dois me battre contre l’imagination [des enquêteurs et de l'accusation]. Cet homme paie depuis dix ans pour un crime dont il a été acquitté« , a crié l’avocat lillois, qui conclut en livrant ce qu’il qualifie de coïncidence : « Demain, le 21 mars, c’est la Saint-Clémence« , prénom de la fille aînée de Jacques Viguier. (Le Point)

    - J’ai la certitude, Monsieur le président, que la moulinette n’est pas cachée dans la salle des délibérés. Car quand on est un grand juge, on peut dire: je pense un certain nombre de choses, mais à la cour d’assises, vous le savez, quand on a un doute, on acquitte. Vous redirez, Monsieur le président, j’en suis certain, que l’intime conviction ce sont pas des sentiments et que le vraisemblable ne tient pas lieu de preuves. (…)

    - Personne ne vous demandé de choisir une histoire, des hypothèses. ça, c’était à la police de le faire. Or, la démonstration est faite que tous les actes de recherche de la vérité n’ont pas été accomplis. (Pascale Robert-Diard)

     

    L’enquête de police semble avoir été menée de manière particulièrement cavalière (« erreurs grossières » dira le président de la cour d’assises d’appel): outre le préjugé systématiquement à charge, c’est-à-dire en défaveur du suspect, le commissaire en charge de l’enquête a tenté de manipuler des témoins en leur mentant, notamment par l’invention de preuves imaginaires. Et je passe sous silence une garde à vue exceptionnellement longue, la très longue durée de la procédure, puisqu’il a fallu neuf ans pour le premier procès d’assises (mais Viguier n’a passé que neuf mois en détention provisoire, sans doute en raison de son statut social), et une année supplémentaire pour l’appel. Si on peut parfaitement comprendre l’orientation de l’enquête, tout à fait légitime eu égard aux indices troublants déjà relevés, elle a fait chou blanc.

    Dans cette affaire, le système français de l’intime conviction, qui se distingue du critère anglo-saxon – également applicable en Suède et dans d’autres pays - de la culpabilité devant être prouvée au-delà de tout doute raisonnable, peut sembler avoir fonctionné, si on se contente d’une vision superficielle de l’affaire .

    Je n’en suis pas persuadé pour ma part: même si je ne sacralise pas le critère du « beyond reasonable doubt« , qui a tout de même envoyé des innocents au quartier des condamnés à mort aux Etats-Unis et n’aura pas empêché la condamnation initiale des Birmingham Six , des Guildford Four et des Maguire Seven (sans compter la condamnation à mort de Timothy Evans pour des meutres pour lesquels John Christie fut ensuite condamné et pendu à son tour, ou la condamnation à mort en première instance de William Wallace dans la célèbre affaire R. v. Wallace), le critère français de l’intime conviction m’a toujours répugné tant il me semble peu rigoureux. Certes, l’article 353 du Code procédure pénale est d’une rare beauté stylistique s’agissant d’un texte de droit pénal (même un non-juriste tel Larbi est tombé sous le charme):

    La loi ne demande pas compte aux juges des moyens par lesquels ils se sont convaincus, elle ne leur prescrit pas de règles desquelles ils doivent faire particulièrement dépendre la plénitude et la suffisance d’une preuve ; elle leur prescrit de s’interroger eux-mêmes dans le silence et le recueillement et de chercher, dans la sincérité de leur conscience, quelle impression ont faite, sur leur raison, les preuves rapportées contre l’accusé, et les moyens de sa défense. La loi ne leur fait que cette seule question, qui renferme toute la mesure de leurs devoirs : » Avez-vous une intime conviction ? « .

    Ce qui est choquant dans cet article, c’est le fait que les juges n’ont pas à exposer comment ils ont été convaincus de la culpabilité de l’accusé (il n’est pas besoin d’être convaincu de l’innocence d’un accusé pour l’acquitter, puisque le doute suffit à le disculper), c’est le discours quasi-liturgique - »silence« , « recueillement« , « sincérité de leur conscience » – qui fait penser à un cours de catéchisme, et c’est enfin le caractère « intime » de la conviction ainsi forgée – le commissaire principal Georges Moréas parle de « justice mystique« . Bref, de la belle littérature mais du droit détestable:

    Or, l’intime conviction est tout le contraire d’un raisonnement légal construit tendant vers la déclaration de culpabilité. Elle ressemble plus au mode de croyance du profane que celui que doit avoir un juriste. Comment peut-on demander à des juges professionnels de juger à la manière de l’homme de la rue ? L’intime conviction fait place à des décisions purement subjectives et non objectives. Elle n’est pas réellement conciliable avec le principe selon lequel le doute profite à l’accusé, doute qui se trouve de la sorte amputé de toute sa substance. (Mes Jean-Marc Marinelli et Parvèz Dooky, « Orienter la réforme pénale »)

    Il me semble qu’une justice moderne devrait s’affranchir au maximum des risques que fait encourir la simple conviction, parfois érigée comme un dogme. On ne peut condamner des gens sur une impression. On ne peut demander à des gens de condamner des gens sur une impression.
    Un accusé devant une Cour d’assises devrait traîner derrière lui un dossier solide, basé d’abord sur des faits incontestables, puis, pourquoi pas, sur des faits moins évidents, tant à charge qu’à décharge, réunis en toute impartialité. Ensuite, mais ensuite seulement, il appartiendrait au jury populaire de soupeser le pour et le contre et de statuer. (Commissaire principal Georges Moréas, « Viguier, Leroux, Grégory : l’intime conviction« )

    Le Maroc, qui – mimétisme législatif oblige – a également opté pour le système de l’intime conviction, mais avec moins de lyrisme (voir l’article 286 du Code de procédure pénale):

    Hors les cas où la loi en dispose autrement, les infractions peuvent être établies par tout mode de preuve, et le juge décide d’après son intime conviction. La décision doit comporter les motifs sur lesquels se base la conviction du juge conformément au paragraphe 8 de l’article 365 ci-après.

    Si la juridiction estime que la preuve n’est point rapportée, il déclare l’inculpé non coupable et prononce son acquittement.

    Revenons-en à notre affaire.

    Les avocats de certaines parties civiles, dubitatives quant à la culpabilité de Jacques Viguier, ont parlé d’ »intime conviction policière« : « Le jour où la conviction policière suffira, la justice est morte et nous irons nous coucher« . Et il me semble certain que le système de l’ »intime conviction » a ici encouragé les policiers et – pire encore - le parquet à tenter la roulette russe d’un procès d’assises – et pire encore pour le parquet, à faire appel de l’acquittement en premier ressort? Dieu sait en effet si les jurés français ont pu prendre des privautés avec l’intime conviction – sans remonter à Outreau ou à Omar Raddad, pensons à l’affaire Agnès Leroux, autre victime présumée de meurtre dont aucun cadavre n’est venu étayer la réalité, procès lors duquel Maurice Agnelet a été condamné, 30 ans après les faits présumés, à 20 ans de prison – en appel, car il avait été acquitté en première instance – sur un dossier aussi peu consistant que celui pour lequel Jacques Viguier a justement été acquitté à deux reprises. Sous un système de « beyond reasonable doubt« , comment l’accusation aurait-elle pu oser espérer emporter la conviction des jurés? Aurait-elle même tenté sa chance? J’en doute.

    Dans un système judiciaire digne de ce nom, il y aurait des conséquences disciplinaires et/ou professionnelles pour les membres du parquet impliqués dans ce fiasco: outre le spectaculairement incompétent Marc Gaubert, avocat général lors des deux procès d’assises, il faudrait se demander comment le juge d’instruction et la chambre de l’instruction ont bien pu raisonner en renvoyant Jacques Viguier devant la cour d’assises – accusez les tous et Dieu reconnaîtra les siens? Encore heureux que le parquet ait renoncé à un recours en cassation…

    Tous les indices laissent croire que Suzy Viguier est morte le 27 février 2000, probablement au dernier endroit où elle a été vue en vie, à savoir chez elle. On peut se demander qui était en mesure de la tuer, volontairement ou non, ce jour-là. Mais il n’y aucune preuve démontrant au-delà de tout doute raisonnable – ou pouvant raisonnablement fonder une intime conviction - que Jacques Viguier soit coupable (4). Voilà ce qu’ont dit deux cours d’assises, et rien d’autre. La justice a gagné en ne condamnant pas un accusé malgré l’absence de preuves, quant à la vérité, ce n’était pas là la question posée.

    Lectures supplémentaires:

    - « Je hais l’intime conviction » – l’occasion de cet aveu m’avait été donnée par la condamnation – douteuse à mes yeux - du séparatiste corse Colonna pour le meurtre du préfet Erignac;

    - « Doute » – billet de Larbi où, tout en tombant sous le charme de la formulation littéraire du principe de l’intime conviction à l’article 353 du Code français de procédure pénale, il évoquait ses doutes sur la culpabilité d’Yvan Colonna (décidément…);

    - « L’intime conviction et la cour d’assises« , billet du juge Michel Huyette sur le blog Paroles de juge;

    - les articles du génial chroniqueur judiciaire du Figaro, Stéphane Durand-Souffland, qui avait couvert de manière magistrale le désastre d’Outreau;

    - l’excellent blog de la chroniqueuse judiciaire du Monde, Pascale Robert-Diard;

    - le témoignage de Jacques Viguier sur RTL après ce dernier acquittement, ses déclarations dans une interview exclusive pour Le Figaro, sa demande d’une réparation – à laquelle la loi lui donne droit – pour les neuf mois passés en détention préventive ainsi que ses projets d’écriture;

    - les billets du commissaire principal Georges Moréas, « Du procès Viguier à la réforme pénale » et « Viguier, Leroux, Grégory : l’intime conviction« ;

    - le billet de Me Gilles Devers, « Procès Viguier : Quelles preuves ? Quelle intime conviction ?« ;

    - les billets consacrés sur son blog à ce procès par la journaliste Natalie Mazier;

    - la chronique « Présumé » de Philippe Boucher sur le blog Libertés surveillées, avec ce passage:

    La réalité, c’est que l’accusation a toujours cent mètres d’avance; qu’il y a toujours, dans l’opinion, une prime à l’accusation. D’autant que, par définition, elle est formulée avant que la défense et les principes ne se fassent entendre. Le vieil adage selon lequel « Il n’y a pas de fumée sans feu » reste en pleine forme, pour ne pas dire qu’il est assuré d’être éternel.

    Être poursuivi puis, selon le terme en usage, « blanchi » (garde à vue dépourvue de suite, classement du parquet, non-lieu du juge d’instruction, relaxe ou acquittement par les juges), c’est néanmoins demeurer marqué du soupçon. Au même titre que, après une opération parfaitement réussie, il subsiste, pour la vie entière, une cicatrice. Identique, mais différent. Le double acquittement de M. Jacques Viguier accusé du meutre de sa femme le mettra-t-il définitivement à l’abri du soupçon?

    Notes:

    (1) L’appel en matière criminelle a été introduit en droit français le 1er janvier 2001. Ca veut dire qu’avant cette date, l’appel n’était pas possible contre une condamnation à mort (jusqu’à sn abolition) ou à perpétuité, seul le recours en cassation étant alors ouvert.

    (2) En France, un cas de figure tel que celui d’OJ Simpson ne serait possible qu’en cas d’infraction délictuelle non-intentionnelle, cf. l’article 4-1 a contrario du Code de procédure pénale.

    (3) On peut ainsi relever, sous la plume notamment de l’excellentissime reporter judiciaire du Figaro, Stéphane Durand-Souffland, qui avait déjà couvert l’affaire scandaleuse d’Outreau – ceci, dans l’article « L’agonie du couple Viguier sous la loupe des assises« :

    À trop scruter à travers la loupe, la vue de l’avocat général se trouble. En fin d’audience, il demande élégamment à Jacques Viguier : «Depuis quand elle a le sida, votre épouse ?» Consternation. Il y a une minute, le président coupait son collègue, empêtré dans les dates et les faits, d’un «Pardonnez-moi monsieur l’avocat général, je n’ai rien compris.» Là, Me Dupond-Moretti lance au magistrat : «Vous le faites exprès, vous n’avez rien entendu ?»

    L’avocat général, ironique : «J’irai demain chez l’oto-rhino».

    Me Dupond-Moretti : «Ça ne sera peut-être pas suffisant…»

    Ou encore ceci:

    [L]‘avocat général, torpilleur masochiste du ministère public, s’emploie avec application à couler les témoins qui pourraient apporter de l’eau à son moulin, et il vise particulièrement bien.

    Ou ceci:

    Jacques Viguier n’a pas perdu pied, ce jeudi, au moment le plus délicat de l’audience. Il est vrai que face à cet accusé déroutant, l’accusation patauge. Si Me Francis Szpiner, partie civile, se montre diaboliquement habile, ses efforts sont anéantis avec constance par l’avocat général Marc Gaubert, déjà à la manœuvre en première instance.

    Prince de la question filandreuse fondée sur des postulats erronés, M. Gaubert est régulièrement recadré par le président. Ce procès a lieu par la volonté du parquet général : son représentant, pour l’instant, n’a pas démontré que l’accusé était coupable. Il n’a pas démontré non plus qu’il méritait une deuxième chance.

    Et enfin, en guise de coup de grâce:

    Quelques mots, pour finir, sur ce qui devait être un réquisitoire, puisqu’il a été prononcé par un homme habillé en avocat général. Marc Gaubert estime que Jacques Viguier a commis un meurtre sur la personne de son épouse, parce qu’il savait qu’il allait « perdre le divorce » . Cela s’est « probablement » passé à 4 h 30 du matin, comme l’avait suggéré Me Szpiner, mais M. Gaubert n’exclut pas que « Clémence se soit réveillée à côté de sa mère » trois heures plus tard. Il décrit « un couple au paroxysme de la déchirure » et évacue toute implication de l’amant : « Il y avait du beau, du bon, Dubonnet, là c’est Durand, Durand, Durandet. » Après cet apéritif judiciaire de haute tenue, M. Gaubert demande, comme en première instance, « 15 à 20 ans de réclusion criminelle ». Mais il autorise les jurés à pencher pour les coups mortels – « j’en sais rien, moi, j’y étais pas » – et à prononcer une peine qui ne « plongerait pas les trois merveilleux enfants dans l’obscurité ». Absurde marché, qui signe la démission choquante du ministère public : 20 ans ou l’acquittement. Comme M. Gaubert le disait lui-même sur un autre sujet : « Dans une affaire aussi sérieuse, ce n’est pas très sérieux. »

    Pascale Robert-Diard du Monde est à peine moins indulgente:

    Le problème de Me Szpiner, ce n’est alors pas tant la défense de Jacques Viguier. C’est le réquisitoire échevelé de l’avocat général Marc Gaubert, qui discrédite l’accusation. On n’en retiendra que deux phrases. Un appel à « l’imagination » des jurés pour le scénario du crime. Et une peine « au choix » : de quinze à vingt ans pour meurtre, « mais si vous considérez qu’il n’a pas eu l’intention de donner la mort, et si vous pensez à ses enfants, la peine vous appartient ». (Le Monde)

    (4) Voir ce qu’écrit L’Humanité au lendemain de ce dernier acquittement:

    Une dernière fois Jacques Viguier s’est, lui aussi, adressé aux jurés, en se levant  : « Faites que mon univers ne s’effondre pas. Je vous supplie de me rendre ma dignité d’homme, pour mes enfants et pour Susy. » Et au bout d’un long délibéré, cette dignité lui a donc été rendue. Me Dupond-Moretti  : « C’est la victoire de la justice. » À ceci près  : on ne sait toujours pas ce qui est arrivé à Susy Viguier, le 27 février 2000.

     

    Sources

    http://ibnkafkasobiterdicta.wordpress.com/2010/03/28/mon-prof-de-droit-administratif-jacques-viguier-acquitte-une-deuxieme-fois-du-meurtre-de-sa-femme/

     

     

     

     

     

     

     

     

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